Cadillac Eldorado 1967-70 : une nouvelle idée du luxe
Dans les années 60, Cadillac est à son apogée et domine outrageusement le marché du luxe en Amérique du Nord. C’est peut-être le bon moment pour tenter quelque chose de différent. Mais le chemin sera long avant d’aboutir à l’Eldorado 1967.
Le passage de deux à quatre places de la Ford Thunderbird 1958, et son succès subséquent, a changé la donne dans le segment du haut de gamme et entraîné la naissance des coupés de luxe personnels (personnal luxury coupes). Initialement, General Motors n’a pas de réponse dans ses cartons. Cadillac travaille plutôt à un autre projet. Mais pour le comprendre, il faut revenir aux origines de l’Eldorado.
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La ruée vers l’or
Le nom Eldorado désigne une cité mythologique d’Amérique du Sud qui, paraissait-il, regorgeait d’or. Il apparaît pour la première fois chez Cadillac en 1952 sur un concept destiné à célébrer les 50 ans de la marque. Ce n’est en fait qu’un avant-goût du modèle de production, prévu pour l’année suivante. Cousine des Oldsmobile 98 Fiesta et Buick Skylark, l’Eldorado 1953 est un cabriolet qui se distingue par son pare-brise panoramique, ses roues à rayons et son équipement complet. Très exclusive, elle n’est produite qu’à 532 exemplaires. Le modèle connaît différentes évolutions et devient une série à part entière en 1959. En 1957, une berline 4 portes ultraluxueuse est ajoutée à la gamme sous le nom d’Eldorado Brougham. Vendue 13 074 USD, elle est près de 3 fois plus chère qu’une berline Série 62 de base mais comprend tous les équipements possibles et les dernières technologies pour l’époque. Seulement 400 Eldorado Brougham seront écoulées en 1957 et 304 en 1958.
Sa seule concurrente directe est la Continental Mark II, introduite en 1956 au prix de 9 625 USD. Si la Mark II ne restera sur le marché que deux ans, Cadillac persistera pour le millésime 1959 et lancera une Brougham esthétiquement moins exclusive et technologiquement moins avancée… et toujours aussi chère (13 075 USD). L’auto sera fabriquée en Italie chez Pininfarina à 99 exemplaires en 1959 et 101 en 1960. Pour 1961, la série Eldorado est simplifiée avec la disparition de la Brougham et du coupé Seville (présenté en 1956 et portant un nom que nous retrouverons quelques années plus tard). Il ne reste que le cabriolet Eldorado Biarritz, situation qui perdurera jusqu’en 1966.
La valse des projets
Fin 1959, début 1960, les stylistes du studio Cadillac travaillent sur une nouvelle génération d’Eldorado Brougham. Le projet, baptisé XP-727, aboutira sur trois modèles en argile à l’échelle 1 qui seront des berlines 4 portes. On voit déjà apparaître quelques éléments de style du futur modèle de série. Mais surtout, les ingénieurs commencent à penser à la traction avant. Si Oldsmobile expérimente cette technologie depuis 1957, Cadillac s’y intéresse dès 1959. XP-727 est développé jusqu’à l’été 1962 mais le programme perd alors rapidement de la… traction.
En effet, en parallèle, Oldsmobile progresse sur le projet XP-784 traction avant, qui deviendra la future Toronado 1966. À ce moment, le design est bien avancé (il sera finalisé et validé en février 1963) ainsi que la partie technique. Et c’est aussi à l’été 1962 qu’Ed Cole, vice-président responsable des autos et camions, décide de jumeler en quelque sorte les deux projets afin de réduire les coûts de développement et de construction. Ainsi, les deux autos partageront leur plate-forme. Plus question de berline 4 portes ultraluxueuse. Cadillac part dans la direction d’un coupé. Nom du programme : XP-784 (bizarrement, le même qu’Oldsmobile).
C’est à l’été 1963 qu’émergent les premières maquettes à l’échelle 1 des Cadillac XP-784. Il y a plusieurs coupés et une proposition de 4 portes avec ouverture antagoniste. Les modèles sont élégants mais leur allure est jugée trop similaire à celle des Ford Thunderbird. Alors, Stan Parker, directeur du studio Cadillac, retourne jeter un coup d’œil sur les XP-727 et démarre un nouveau programme : XP-820. À l’automne 1963, on commence à s’approcher des formes définitives (même si la maquette présente un bizarre pare-brise de forme concave). Mais curieusement, XP-820 semble reposer sur un châssis de Cadillac pleine grandeur. En décembre 1963, le studio commence à travailler sur XP-825, qui raffine les thématiques stylistiques de XP-820 dans des dimensions similaires au produit final. En mai 1964, le projet est validé par la direction et il ne reste alors qu’à peaufiner les détails.
Travail à la chaîne
Ainsi donc, l’Eldorado partage l’ensemble de sa partie technique avec la Toronado. Il va sans dire qu’à la place du V8 425 pouces cubes Oldsmobile (7,0 litres), on retrouve le V8 Cadillac de 429 pc. Étrangement, celui-ci est moins puissant (340 chevaux contre 385) mais il offre légèrement plus de couple (480 lb-pi contre 475). Le moteur est modifié pour l’application traction avant (carter à huile, collecteurs, courroie et supports). Pour le reste, on retrouve l’UPP (Unitized Power Package) qui est le nom donné à l’ensemble moteur/boîte de vitesses. La puissance du moteur, installé en position longitudinale, est envoyée vers la transmission automatique TH425 à 3 rapports. Cette dernière a été développée pour les Toronado / Eldorado. Elle utilise les composants internes de la TH400 traditionnelle, mais elle est séparée en deux parties principales afin de conserver une hauteur de capot acceptable. Le premier morceau est le convertisseur de couple, placé en sortie de vilebrequin. Le deuxième est l’ensemble rapports de vitesse et différentiel, installé sous le banc de cylindres gauche du moteur. Le tout est relié par une chaîne de deux pouces de large, développée conjointement par la division Hydra-Matic de GM et Borg-Warner.
La construction du véhicule est semi-monocoque. À l’avant, un châssis séparé supporte les suspensions (barres de torsion longitudinales avec barre antiroulis) et l’UPP. Il s’étend environ jusque sous les pieds des passagers arrière et comprend le premier ancrage de la lame de suspension arrière. Le deuxième ancrage est dans le châssis intégré à l’arrière de la carrosserie. L’essieu arrière est rigide et supporté par deux amortisseurs de chaque côté (un vertical, un horizontal). Les freins sont à tambour aux quatre roues mais des disques à l’avant sont disponibles en option. Dans les deux cas, la presse ne sera pas satisfaite du freinage, qu’elle juge trop juste (voire même qualifié de « traître ») pour arrêter les 4 590 livres (2 083 kilos) à sec de l’engin. La direction est assistée (avec un nouveau système de ratio variable) et comprend une colonne à absorption d’énergie en cas d’impact.
Cadillac va dédier une ligne de production spécifique à l’Eldorado à l’intérieur de l’usine historique de la marque, située sur Clark Street à Detroit. Les carrosseries sont fabriquées chez Fisher Body à Euclid, dans l’Ohio, et sont expédiées dans le Michigan pour l’assemblage final. Bien lui en fera car la qualité de construction sera l’un des points forts du modèle. Dans son édition de novembre 1966, le magazine Car and Driver explique « qu’elle est aussi bonne que ce que Stuttgart ou Crewe peuvent proposer » (c’est-à-dire Mercedes-Benz et Rolls-Royce). La capacité de production est évaluée à 15 000 exemplaires par an.
Initialement, la Cadillac doit être lancée en même temps que l’Oldsmobile, c’est-à-dire au millésime 1966. Mais la marque décide d’attendre encore un an, probablement pour parfaire la mise au point de l’auto ainsi que pour bénéficier de toute l’attention médiatique et des clients (la Buick Riviera est également renouvelée pour 1966).
Le haut du panier
C’est le 6 octobre 1966 que les concessionnaires reçoivent les premières Eldorado… pardon, Fleetwood Eldorado. En effet, Cadillac donne à son nouveau modèle le plus haut rang dans la gamme en lui apposant le nom d’un prestigieux carrossier acheté par Fisher Body en 1925 et normalement réservé aux Sixty Special et limousines 75. Il est alors logique que Cadillac la qualifie de « World’s finest personal car » (La plus belle voiture personnelle du monde, dans les catalogues québécois). L’Eldorado millésime 1967 repose sur un empattement de 120 pouces (3,05 mètres) et mesure 221 pouces (5,61 mètres). En comparaison, la Toronado bénéficie d’un empattement de 119 pouces (3,02 mètres) et d’une longueur de 211 pouces (5,36 mètres). Bigger is better, right?
Si l’Eldorado est somptueusement présentée, l’équipement de série est loin d’être luxueux, comme c’est la norme à l’époque. Il comprend les freins assistés, le correcteur d’assiette automatique sur l’essieu arrière, le chauffage, les vitres électriques et le réglage électrique de la banquette (avec deux dossiers séparés et un accoudoir central rabattable) en deux directions. Il est bien sûr possible de puiser dans la généreuse liste des options : sièges baquets avec console centrale, ajustement de l’assise en six directions, volant inclinable et télescopique, allumage automatique des phares, régulateur de vitesse, climatisation automatique, vitres arrière électriques, radio (AM, AM/FM ou AM/FM stéréo), intérieur en cuir, verrouillage central, vitres teintées et même… les pneus à flanc blanc (c’est mesquin). Elle est proposée à 6 277 USD/8 101 CAD. Une Toronado 1967 demande 4 674 USD/6 336 CAD et un coupé DeVille de la même année modèle 5 392 USD/6 941 CAD. Et si cela ne suffit pas, il existe un système de commandes spéciales ou l’acheteur peut choisir parmi un nombre quasi illimité de couleurs et une immense sélection de finitions intérieures, contre un joli supplément évidemment.
Plus chère certes, mais l’Eldorado est vue comme plus sophistiquée grâce à la traction avant. Comme l’explique Car and Driver dans son essai de novembre 1966 : « La tenue de route correspond à ce que l’on peut attendre d’une voiture à traction avant avec 58% de son poids sur les roues avant. Alors oui, elle sous-vire, même s’il faut dire qu’elle le fait de manière prévisible et sans aucune malice lors des transitions vers le survirage avant que la limite d’adhérence ne soit atteinte ». Il va sans dire que le confort est la priorité dans le réglage des suspensions.
La Fleetwood Eldorado fait un tabac auprès des riches acheteurs (Elvis sera l’un d’entre eux) et elle est fabriquée à 17 930 exemplaires (9% de la production de la marque). Cadillac aurait pu en vendre davantage mais elle était limitée par la capacité de son usine. Puisque la grande majorité des véhicules est commandée tout équipée ou presque, l’Eldorado génère de confortables profits pour le constructeur. Il faut dire qu’elle n’a pas vraiment de concurrente directe sur le marché à part la Thunderbird. Mais cela ne va pas durer…
Cadillac vous en donne plus
C’est la course à la puissance et donc aux grosses cylindrées en cette fin des années 60. Imperial utilise un 440 pc (7,2 litres) et Lincoln un 462 pc (7,6 litres), deux moteurs introduits pour le millésime 1966. Le bloc Cadillac, lancé en 1963, est déjà aux limites de sa cylindrée : 429 pc. La marque présente une nouvelle génération de V8 au millésime 1968. D’une cylindrée de 472 pc (7,7 litres), il est déjà prévu pour accueillir les premiers systèmes de contrôle des émissions ainsi que pour être réalésé jusqu’à 500 pc (8,2 litres). Il développe 375 chevaux à 4 400 tr/min et 525 lb-pi à 3 000 tr/min. Vous en voulez de la souplesse? Par contre, le rapport de pont est allongé de 3,21:1 à 3,07:1.
Pour s’accommoder d’un moteur plus puissant, l’Eldorado 1968 vient de série avec les freins à disque. Les suspensions sont recalibrées pour accroître le confort. Esthétiquement, les clignotants avant passent du pare-chocs aux ailes, le capot est allongé afin de masquer les essuie-glace, la gamme des couleurs est revue tant à l’extérieur qu’à l’intérieur et les rétroviseurs prennent une forme rectangulaire. Dans l’habitacle, la planche de bord est remaniée et les vitres arrière sont électriques de série.
Cadillac connaît la meilleure année de son histoire avec 230 003 exemplaires produits et l’Eldorado participe à ce résultat à hauteur de 10,7% (24 528 exemplaires). Mais voilà : Lincoln présente sa Continental Mark III en mars 1968. Si l’Eldorado parviendra à maintenir ses chiffres de vente, la Mark III va s’avérer une concurrente très sérieuse et accotera la Cadillac sur le marché, réalisant des volumes inespérés pour Lincoln.
Cadillac vous en donne encore plus!
L’Eldorado 1969 bénéficie de changements esthétiques assez importants. À l’extérieur, les volets rétractables masquant les phares avant sont supprimés. La raison est une norme fédérale stipulant un délai maximal pour leur ouverture afin, par exemple, de rendre plus sûre la rentrée dans un stationnement intérieur. Le mécanisme de la Cadillac n’était pas assez rapide et les ingénieurs n’ont pas vu la nécessité d’en concevoir un nouveau. Résultat, les phares sont dorénavant apparents et entourent une grille avec un maillage plus fin. À l’arrière, le feu de recul est intégré dans la trappe à essence, au centre. À l’intérieur, l’Eldorado, comme toutes les Cadillac, bénéficie d’une nouvelle planche de bord. Un toit ouvrant (installé par la compagnie ASC et requérant le toit en vinyle) devient une option de compagnie. Malgré la nouvelle concurrence, la production se maintient à 23 333 exemplaires (223 237 pour l’ensemble de la marque).
Le millésime 1970 marque la dernière année de cette génération. La grille et les clignotants avant sont redessinés et les moulures latérales viennent de série. Cependant, la principale innovation est au niveau du moteur. Cadillac n’aura attendu que deux ans pour augmenter la cylindrée de son V8 à 500 pc (8,2 litres, la calandre affiche fièrement cette mesure métrique). Uniquement disponible avec l’Eldorado, il développe 400 chevaux à 4 440 tr/min et 550 lb-pi à 3 000 tr/min. La consommation dépasse tranquillement les 20 L/100 km en conduite normale… ce qui n’inquiète pas grand monde à cette époque. À l’intérieur, l’instrumentation et la sellerie sont revues. Un antiblocage de roues (uniquement à l’arrière) optionnel, baptisé « Trackmaster », sera proposé en cours d’année modèle. La demande pour l’Eldorado reste forte en 1970 et 23 842 exemplaires sont produits (238 744 Cadillac au total, nouveau record pour la marque).
Et ce n’est qu’un début…
Les choix réalisés par Cadillac ont permis de redéfinir le segment des coupés personnels de luxe. Lincoln s’enfoncera dans la brèche avec un grand succès. Cela ne veut pas dire que l’Eldorado ne connaîtra pas elle aussi le succès. Bien au contraire! Elle sera restylée pour le millésime 1971 (comme la Toronado et la Buick Riviera avec son arrière « boattail ») et recevra une variante cabriolet. La production montera à 51 451 exemplaires en 1973. Toutefois, c’est véritablement avec la génération 1979-1984 que l’Eldorado connaîtra ses meilleures années avec un pic de 77 806 exemplaires en 1985. Mais ceci est une autre histoire…