AMC Eagle 1980 – 1988 : nécessité fait loi

Le quatrième des trois grands a plus ou moins souvent été à court d’argent au cours de son histoire, ce qui l’a forcé à développer de nouveaux produits avec peu de moyens… autrement dit, à faire du neuf avec du vieux.

Même si l’Eagle débute sur le marché en 1980, le point charnière de son histoire est 1970. Cette année-là, trois événements significatifs vont se dérouler et convergeront 10 ans plus tard vers l’introduction de ce qui deviendra la dernière AMC : les modèles Hornet et Gremlin sont lancés, AMC rachète Jeep et la compagnie Kar Kraft ferme ses portes.

Couper les coûts

Dick Teague, le vice-président responsable du design d’AMC depuis 1964, sait que l’une des façons d’économiser de l’argent est l’interchangeabilité des pièces. En 1966, il réalise le concept Cavalier qui est une étude sur la symétrie des panneaux de carrosserie : les ailes ainsi que les portes sont identiques à chaque coin opposé alors que le capot et le coffre sont permutables. Ce prototype sert de base pour le style de la Hornet, une intermédiaire présentée en septembre 1969 pour le millésime 1970. Teague ne reprendra pas les portes symétriques mais utilisera une autre astuce : tout l’avant est le même, aux éléments de décoration près, que celui de la compacte Gremlin, qui sera lancée le 1er avril 1970… ça ne s’invente pas! Cette familiarité aura son importance dans l’évolution des modèles Eagle quelques années plus tard.

Au fil du temps, grâce à la première crise pétrolière, la Hornet prendra du galon dans la gamme AMC. Tout d’abord avec la disparition de l’Ambassador à la fin du millésime 1974 puis de la Matador à la fin de l’année modèle 1978. Entre-temps, elle aura été restylée pour 1978 et renommée Concord. Ainsi, la Concord est la seule berline conventionnelle qui reste chez AMC en 1979.  À ce moment, les finances de la compagnie sont au plus mal. La Pacer n’a pas eu le succès commercial escompté et AMC cherche un nouveau partenaire. Ce sera la régie Renault. Mais il existe chez AMC un petit diamant qui arrive tant bien que mal à garder l’entreprise en vie.

Photo: AMC

Des circuits aux 4x4

Avec l’émergence de modèles comme les Jeep Wagoneer, Ford Bronco et Chevrolet Blazer, la direction d’AMC observe que les 4x4 sortent de l’univers du travail pour rentrer dans celui des loisirs. La compagnie décide d’investir 70 millions de dollars dans le rachat de Jeep en 1970. Bien lui en fera, car cela lui apportera une expertise en matière de 4 roues motrices et une gamme lucrative tout au long des années 70.

Chez Ford aussi on sent que le vent tourne. Alors que les années 60 ont été celles de la « Total Performance », la puissance n’est plus tout à fait en odeur de sainteté au changement de décennie. Kar Kraft, une compagnie privée dont le seul client était Ford, doit fermer ses portes en novembre 1970. Pour la société à l’ovale bleu, elle a été impliquée dans le développement des GT40 victorieuses aux 24 heures du Mans, a conçu une limousine présidentielle, assuré la production des Mustang Boss 429 et encore bien d’autres projets. Derrière chacun d’entre eux, un homme : l’anglais Roy Lunn. Après avoir travaillé pour AC et Aston Martin, il est entré chez Ford en 1953. Il est appelé au siège central de Dearborn, au Michigan, en 1958 pour étudier une compacte traction avant, la Cardinal. Le projet n’aboutira finalement pas. Lorsque Kar Kraft est liquidée, il est contacté par Jeep pour en devenir le responsable de l’ingénierie. C’est sous sa direction que sera conçu le Cherokee XJ, produit en Amérique de 1983 à 2001 et en Chine jusqu’à 2014. Mais Lunn essayera aussi autre chose.

Photo: Ford

Trouver le bon chemin

Dès 1972, les ingénieurs de Jeep tentent de greffer un rouage intégral sur une AMC Hornet Sportabout (la version familiale). Mais le boîtier de transfert de l’époque manque cruellement de raffinement et le programme est abandonné. Cependant, Lunn garde l’idée dans un coin de sa tête et le lancement en 1975 sur le marché américain de la Subaru familiale à 4 roues motrices l’encourage dans ses recherches. Il suit le développement de la technologie des coupleurs visqueux. Ce sont des systèmes qui ne reposent pas sur des trains d’engrenages pour transmettre la puissance aux 4 roues. À l’intérieur du boîtier, 42 disques perforés sont alternativement connectés à l’arbre d’entrée ou de sortie et baignent dans un liquide à base de silicone. L’arbre de sortie est entraîné grâce à la viscosité du liquide. Lorsque l’un des essieux se met à patiner, cela provoque une différence de rotation des disques dans le boîtier. La viscosité du liquide permet d’égaliser les vitesses de rotation et de limiter le patinage. Ce système ne demande pas de blocage de pont et peut fonctionner dans toutes les conditions.

En février 1977, Roy Lunn passe un contrat avec la compagnie anglaise FF Development. Fondée en 1971 par Tony Rolt, elle développe les brevets de Ferguson Research (société active de 1950 à 1971) et utilisés, entre autres, sur la Jensen FF (produite de 1966 à 1971) et des prototypes de Ford Mustang à 4 roues motrices. L’idée de Lunn est de concevoir un prototype employant le viscocoupleur de FF sur une base de Hornet Sportabout. Une auto est retirée des stocks européens et envoyée en Angleterre. En à peine 4 mois, et avec l’aide de la firme GKN, le véhicule est fabriqué, testé et expédié à l’usine AMC de Kenosha, dans le Wisconsin.

À ce moment de l’histoire, les récits divergent un peu. D’un côté, Lunn explique avoir entrepris le développement du véhicule sans en avertir la direction. De l’autre, Gerald Meyers, vice-président exécutif d’AMC à ce moment, se souvient d’avoir autorisé les dépenses dès le début du projet. Qu’importe, les essais additionnels à Kenosha se passent bien et la direction entérine le lancement du modèle pour le millésime 1980. La fabrication du boîtier de transfert, baptisé NP119, sera assurée par New Process Gear, une filiale de Chrysler. Il est initialement conçu pour fonctionner avec les V8 et 6 cylindres de la marque mais la crise pétrolière de 1979 entraînera l’arrêt de la production des plus gros moteurs en 1980. Le projet coûtera finalement 6,5 millions de dollars. Une maigre somme, même pour AMC. Au départ, les modèles devaient s’appeler Pathfinder mais la compagnie choisira le nom Eagle.

Photo: AMC

L’aigle s’est posé

Les Eagle (en interne Série 30) sont présentés le 27 septembre 1979. Elles se distinguent des Concord sur lesquelles elles sont basées par un empattement allongé (de 108 pouces à 109,3), un châssis rehaussé de 3 pouces, des roues de 15 pouces au lieu de 14 (avec des enjoliveurs spécifiques), des élargisseurs d’aile en plastique « Krayton » cerclés d’un joint chromé, des élargisseurs de pare-chocs, des clignotants ambrés et une calandre modifiée. Trois carrosseries sont disponibles : berline 2 portes, berline 4 portes et familiale. Deux niveaux de finitions sont proposés : Standard et Limited. Un ensemble Sport optionnel est offert sur les 2 portes et familiales.

Parmi les options intéressantes, on trouve des ensembles de remorquage (2 000 ou 3 500 lb), l’ensemble climat froid (chauffe-moteur, batterie et alternateur renforcés), des suspensions renforcées ou une plaque de protection sous le moteur (le boîtier de transfert a de série sa plaque de protection). Les Eagle n’ont pas été conçues pour aller au fond des bois comme les Jeep mais ont tout de même de belles capacités en hors route. L’offre mécanique est simple : 6 cylindres en ligne de 258 pouces cubes (4,2 litres) développant 110 chevaux couplé à une boîte automatique à 3 rapports (fournie par Chrysler). La suspension avant est indépendante et utilise des ressorts hélicoïdaux alors que l’essieu arrière est rigide et repose sur des ressorts à lames. Pas moins de 15 couleurs extérieures sont disponibles tandis qu’AMC introduit pour 1980 une nouvelle protection Ziebart contre la rouille, accompagnée d’une garantie anticorrosion de 5 ans.

À aucun moment AMC ne qualifie les Eagle de voitures particulières. Afin de passer dans des normes de consommation et de sécurité moins strictes, elles sont placées dans la catégorie des camions légers (une astuce que tous les constructeurs utiliseront bientôt et engendrera la popularité des VUS dans les années 90). Malgré tout, les Eagle consomment moins que leurs homologues Jeep, ce qui est un argument de vente supplémentaire.

Photo: AMC

Et le public réagit favorablement : les ventes partent tellement bien que, pour libérer des volumes de production, la direction d’AMC annonce le 3 décembre 1979 la disparition de la Pacer (une bonne excuse pour se débarrasser d’un modèle qui ne se vendait de toute façon plus). À la fin du millésime, AMC aura écoulé 46 379 exemplaires, soit 23,2% de la production totale d’AMC pour cette année modèle. En allant chercher une clientèle ayant besoin d’un maximum de traction (dans les régions froides par exemple) mais qui souhaite conserver le confort et la tenue de route d’une auto, l’intuition de Lunn a fait mouche. Dans les faits, les acheteurs d’Eagle et de Jeep auront des profils très différents. Ce succès va rapidement encourager AMC à étendre le concept.

Une gamme en expansion… pour un temps

Vous vous souvenez que les Concord et Gremlin ont été développées sur la même base? Les ingénieurs d’AMC aussi. En 1981, ils adaptent les trains roulants des Eagle sur les Spirit, qui ne sont que des Gremlin fortement restylées en 1979. Ils ajoutent ainsi deux modèles à la gamme : la Kammback (sur base de Spirit Sedan) et la SX/4 (sur base de Spirit Liftback), qui portent le nom de Série 50 en interne. On retrouve l’empattement allongé (97,2 pouces contre 96), le châssis rehaussé de 3 pouces, les élargisseurs d’ailes et les roues de 15 pouces. Deux niveaux de finition sont proposés : base ou DL.

Photo: AMC

Tous les modèles Eagle adoptent une grille à gros carrés pour 1981 et des embouts de pare-chocs de la couleur des extensions d’aile. Afin de contrer les effets de la norme de consommation CAFE et de la crise du pétrole de 1979, l’ensemble de la gamme AMC vient de série avec un 4 cylindres de 2,5 litres « Iron Duke » fourni par General Motors. Il développe seulement 82 chevaux et est accouplé d’office à une boîte manuelle à 4 rapports. La boîte automatique et le 6-cylindres et restent disponibles en option. Ce dernier a été redessiné. Il pèse 90 lb de moins et offre une meilleure consommation d’essence. En cours d’année modèle, AMC présente le système « Select-Drive », qui permet de désengager les roues avant quand les conditions l’autorisent. La procédure demande d’utiliser les deux mains afin de s’assurer que le véhicule est bien à l’arrêt. Des versions moins équipées et destinées aux flottes des Série 30 sont également introduites.

Le contrecoup de la crise de 1979 se fait sentir et les ventes sont en berne. AMC n’échappe pas à la règle. Si les compactes Série 50 se vendent plutôt bien, les Série 30 souffrent sur le marché. Malgré de nouveaux modèles, AMC n’écoule que 37 429 Eagle.

Les ventes de Série 30 rebondissent en 1982, spécialement la version familiale. Passé l’engouement initial, les Série 50 perdent de la traction, particulièrement la Kammback, qui ne verra pas 1983. Pareil pour la berline Série 50 2 portes. Ce millésime marque aussi l’arrivée d’une boîte manuelle à 5 rapports alors que le système « Select-Drive » est dorénavant de série.

Photo: AMC

L’alliance avec Renault porte ses fruits en 1983 avec le lancement, justement, de l’Alliance. Dès lors, les produits d’origine AMC sont délaissés et les Concord, Spirit et Eagle SX/4 disparaîtront à la fin de l’année, faisant de la Eagle Série 50 le dernier véritable modèle AMC pour 1984. Pourtant, la marque se permet de remplacer en cours d’année l’« Iron Duke » de GM par un 4 cylindres de 2,5 litres de son propre design… mais il ne sera disponible sur les Eagle que durant deux ans. La version Limited sur la berline 4 portes est supprimée. Les ventes s’effondrent. Il faut se rendre à l’évidence : AMC, c’est du passé…

Pas tout à fait : les Eagle connaissent un ultime soubresaut en 1984. La production est transférée à l’usine de Brampton, en Ontario, afin de laisser de la place à Kenosha aux Alliance et Encore. Le millésime 1985 voit quelques retouches esthétiques et la disparition du 4 cylindres. Le système « Select-Drive » est modifié pour permettre le passage en 2 ou 4 roues motrices en roulant. Quoi qu’il en soit, c’est le début de la fin : AMC n’assure plus la promotion de cette gamme. Les années modèles 1986 et 1987 ne connaissent que des évolutions techniques mineures.

Photo: AMC

Un dernier tour et puis s’en va…

Depuis quelques années, AMC est devenu un boulet pour Renault, qui elle-même se porte très mal en Europe. En février, le nouveau patron de la régie nationale, Raymond Levy, entreprend des négociations avec Chrysler pour se séparer de son partenaire américain. L’entente est signée le 9 mars 1987. L’une des premières conséquences de cet accord est la disparition programmée des Eagle, Chrysler n’étant réellement intéressé que par Jeep. Elles connaissent une courte commercialisation pour le millésime 1988 sous le nom de Eagle Wagon et non plus d’AMC Eagle. Le dernier exemplaire sort de l’usine de Brampton le 14 décembre 1987 pour faire de la place à la Jeep Wrangler.

Berline 2 portes

Berline 4 portes

Familiale

SX/4

Kammback

Total

1980

10 616

9 956

25 807

46 379

1981

2 378

1 737

10 371

17 340

5 603

37 429

1982

1 968

4 091

20 899

10 445

520

37 923

1983

3 093

12 378

2 259

17 730

1984

4 241

21 294

25 535

1985

2 655

13 535

16 190

1986

1 274

6 943

8 217

1987

751

4 452

5 203

1988

2 305

2 305

Total

14 962

27 798

117 984

30 044

6 123

196 911

La marque Eagle perdurera jusqu’en 1998 en commercialisant des produits d’origine Renault (Premier), Mitsubishi (Talon) et Chrysler (Vision). Quant à l’AMC Eagle originale, c’est bien la fin du modèle mais pas de l’idée : regardez aujourd’hui les Subaru Outback!

Aparté : des Eagle très spéciales

Photo: Griffith Company

Entre 1981 et 1982, le carrossier Griffith Company, installé à Fort Lauderdale en Floride, a proposé une conversion en cabriolet sur la base des Concord et Eagle 2 portes baptisée Sundancer. Le toit était découpé et un arceau était monté pour la sécurité des occupants. Griffith avait envisagé d’ajouter une miniligne de production à Kenosha mais à cause des ventes réduites (moins de 200 exemplaires), l’idée sera abandonnée. Cependant, il existe un modèle encore plus rare : une conversion en turbo diesel assurée par la société American Turbo Diesel Inc., de San Fernando en Californie. Réalisée avec l’aval d’AMC, elle consiste en l’installation d’un 6 cylindres en ligne de 3,6 litres développant 150 chevaux fourni par la compagnie italienne VM. La brochure fait des annonces surréalistes : « La nouvelle Eagle turbo diesel dépasse la Trans Am sur le sable, accélère mieux qu’une Mustang turbo sur la terre et freine mieux qu’une MGB sur chaussée sèche. Et ce n’est que le début! » Malgré ces promesses fracassantes, seuls 7 exemplaires seront construits…

À voir aussi : Antoine Joubert présente la brochure de l'AMC Eagle 1981

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