Jaguar XJ220 : la déception magnifique
Avec des lignes à couper le souffle, un moteur de compétition et le titre de Voiture la plus rapide du monde, la XJ220 avait tout pour laisser une trace dans l’histoire similaire aux Porsche 959, Ferrari F40, voire McLaren F1. Et bien… meilleure chance la prochaine fois!
Dans les années 50, Jaguar s’est taillé un solide palmarès sportif en remportant, entre autres, 5 victoires aux 24 Heures du Mans. Par contre, dans les années 70, Jaguar lutte pour sa survie, alors la course automobile... Mais les choses commencent à changer à partir de 1982, lorsque la marque s’associe avec un homme clé pour le reste de notre histoire : Tom Walkinshaw.
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Ce pilote britannique a commencé sa carrière en 1968 avant de créer sa propre équipe en 1976, Tom Walkinshaw Racing (TWR). L’écurie fait courir des Jaguar XJ-S en championnat d’Europe des voitures de tourisme, championnat dont elle rafle le titre Pilote en 1984 (avec le patron derrière le volant!). En 1985, Jaguar et TWR tournent leur attention vers les championnats de voitures de sport (IMSA et Groupe C) avec la XJR-6. Suivront les XJR-8 et XJR-9, cette dernière bouclant la boucle en gagnant les 24 Heures du Mans en 1988.
Vous faites quoi cette fin de semaine?
Début 1985, Jim Randle, directeur du département d’ingénierie de Jaguar, émet l’idée de construire en interne une voiture susceptible de courir en Groupe B, à l’image de Ferrari avec sa 288 GTO ou de Porsche avec sa 959. Mais la marque n’a pas de budget pour réaliser un tel projet. Randle va alors s’appuyer sur 12 ingénieurs bénévoles qui développeront l’auto en dehors de leurs heures de bureau. Ce groupe prendra le nom de « Saturday Club », puisqu’il se réunira essentiellement les samedis.
Randle, inspiré par le concept XJ13 de 1966, produira une maquette en carton à l’échelle 1:4 de sa vision, et le style final sera réalisé par Keith Helfet. Les phares avant, sous des panneaux amovibles, sont similaires à ceux de la XJ41 (modèle qui aurait dû remplacer la XJ-S au début des années 90 mais qui sera au dernier moment annulé par Ford avant de servir de base à l’Aston Martin DB7), également dessinée par Helfet à la même époque. Toujours par manque de budget, Randle demande l’aide gratuite de sous-traitants anglais, leur offrant en échange de la visibilité ou de futurs contrats avec Jaguar.
Pour le moteur, c’est logiquement le V12 maison qui est choisi. D’une cylindrée de 6,2 litres, il reçoit de nouvelles culasses multisoupapes et une lubrification par carter sec, comme sur les moteurs de compétition. La puissance annoncée sera de 500 chevaux. La transmission, quant à elle, est une première pour la marque puisque les quatre roues sont motrices. Sa conception est confiée à FF Development, une compagnie fondée en 1971 en reprenant les brevets développés par Ferguson Research Ltd.
C’est cette société qui avait fourni la transmission intégrale de la première auto de route à quatre roues motrices, la Jensen FF (pour Ferguson Formula), produite de 1966 à 1971. FF Development œuvrera sur plusieurs autos de rallye du Groupe B dans les années 80. Le châssis et la carrosserie font largement appel à l’aluminium. L’aérodynamique est travaillée pour obtenir un maximum d’effet de sol avec deux extracteurs à l’arrière combinés à un aileron mobile. L’accès à l’intérieur se fait par deux portes papillons. Là, on découvre un habitacle tendu de cuir Connolly avec des vitres électriques, la climatisation, une radio lecteur CD Alpine, des sièges chauffants et une instrumentation complète (comprenant quatre compteurs installés sur… la porte!).
La folie!
La XJ220 est montrée à la direction une semaine avant son dévoilement au Salon de l’auto de Birmingham. John Egan, président de Jaguar, valide le projet. Le nom choisi est un écho à la XK120 de 1949 dont le chiffre reflétait la vitesse maximale, soit 120 mph. Le concept serait théoriquement capable d’atteindre les 220 mph (354 km/h). L’auto est finie le 18 octobre 1988 au petit matin avant d’être immédiatement expédiée au salon où la presse la découvrira à 11 heures. Et là, dire que l’enthousiasme est palpable est encore en dessous de la vérité. Les lignes font rêver et les performances annoncées par Jaguar aussi : 320 km/h en pointe et le 0 à 160 km/h (0 à 100 mph) en 8 secondes. Il se raconte que la marque aurait reçu 50 chèques en blanc avant la fin du salon. Ce qui est certain, c’est que plusieurs acheteurs potentiels ont laissé des dépôts conséquents. La XJ220 ne devait être qu’une auto de laboratoire mais elle est en passe de devenir une réalité pour quelques grands chanceux.
Étonnamment, l’annonce officielle de sa mise en production n’arrivera qu’en décembre 1989. Il faut dire que la marque a eu d’autres urgences à gérer : développement des XJ40 V12 et XJ41 problématiques et, surtout, le rachat par Ford en novembre 1989. On murmure que le géant américain aurait validé la XJ220 pour faire passer la pilule de l’acquisition auprès du public anglais.
Le jeu des 7 erreurs
Jaguar n’a pas toutes les ressources en interne pour assurer le développement final de la XJ220 et se tourne alors vers TWR. Les deux sociétés ont créé une compagnie commune, JaguarSport Limited, en 1987 pour les activités de compétition. JaguarSport crée à son tour Project220 Ltd pour la conception et l’assemblage de l’auto. Le programme est dirigé par Mike Moreton, un ancien de Ford Motorsports. Et il va avoir du pain sur la planche car, que ce soit pour des raisons politiques ou pour garantir la viabilité économique du projet, de nombreuses modifications vont être réalisées par rapport au concept.
La première est le changement du moteur. Le V12 atmosphérique disparaît au profit d’un V6 biturbo de 3,5 litres. Ce bloc a des origines pour le moins étonnantes. Il a été conçu pour l’Austin Metro 6R4, une voiture créée pour courir en rallyes en Groupe B. Dessiné par David Wood et d’une cylindrée initiale de 3 litres, le V64V utilise la base technique du V8 Rover de 3,5 litres (ex-Buick), ce qui explique son ouverture à 90 degrés, et un peu du Cosworth DFV. La Metro est présentée en mai 1985 et commence à courir durant la saison 1985. Malheureusement, l’arrêt brutal du Groupe B à la fin de la saison 1986 entraînera l’annulation du développement de la 6R4.
Tom Walkinshaw rachète les droits et les pièces de ce moteur en 1987. Il l’installera dans les XJR-10 et XJR-11, qui courront entre 1989 et 1991 (cependant, les Jaguar victorieuses au Mans en 1988 et 1990 conserveront le V12 de 7 litres). Le passage du V12 au V6 dans la XJ220 est justifié par des raisons d’encombrement, de poids et de normes de pollution, mais il se dit que Walkinshaw aurait pris la décision d’implanter le V6 aussi pour amortir son investissement dans le bloc Rover. En devenant JV6 chez TWR, le V64V passe à 3,5 litres et reçoit deux turbos Garrett TO3 refroidis par eau. Dans la XJ220, il produit 542 chevaux et 475 lb-pi de couple et autorise un 0 à 60 mph (96 km/h) en 3,6 secondes.
Ensuite, la transmission intégrale passe à la trappe. Elle est publiquement jugée inutile mais, en interne, elle est évaluée comme trop complexe et sa suppression diminue le coût de développement de l’auto tout en abaissant son poids (1 470 kilos). FF Development modifie ses dessins et fournit une boîte à 5 rapports pour propulsion avec un différentiel à glissement limité par viscocoupleur.
Tous ces changements mécaniques ont un impact sur la carrosserie. Grâce au moteur plus court, l’empattement est réduit de 20 centimètres et passe à 2,64 mètres. Les entrées d’air latérales sont agrandies pour mieux refroidir les turbos, l’aileron arrière devient fixe, les portes papillons sont supprimées et les feux arrière proviennent de la Rover 200. La XJ220 est intensivement testée en soufflerie et présente un Cx de 0,36. Toujours pour simplifier le développement, l’ABS est éliminé et ni les freins ni la direction ne bénéficient d’une assistance.
Une usine dédiée à la XJ220 est construite à Bloxham, dans l’Oxfordshire. Elle est inaugurée par la princesse Diana en octobre 1991. Les moteurs proviennent de chez TWR. Les 10 premiers exemplaires de présérie sont testés personnellement par Tom Wilkinshaw. Jaguar entend fabriquer une auto par jour et a annoncé une production limitée à 350 exemplaires. Les livraisons clients commencent en juin 1992. Oui mais voilà…
En solde!
Si Jaguar avait été inondée de précommandes (le chiffre de 1 400 est évoqué), la réalité a bien évolué en un peu moins de 4 ans. De nombreux clients sont mécontents des changements mécaniques et annulent leurs commandes. Certains iront même jusqu’au procès pour pouvoir briser le contrat et récupérer leurs acomptes. Dans certains cas, il s’agit simplement d’une bonne excuse. En effet, la récession du début des années 90 frappe fort et certains n’ont plus les moyens de se payer l’auto.
Car le prix est passé de 250 000 livres sterling au moment de l’annonce en 1989 à 470 000 livres sterling au moment de la commercialisation (environ 1,08 million de dollars canadiens de l’époque). Et puis, l’accueil est quelque peu mitigé. Si les performances spectaculaires et la tenue de route sont saluées, la stabilité est jugée limite. L’absence de direction et de freins assistés, le coffre à la contenance ridicule, la mauvaise visibilité, la finition intérieure légère, la largeur excessive (2,22 mètres avec les rétroviseurs) font que la XJ220 apparaît plus à sa place sur une piste de course que sur route ouverte. Paradoxal
Et ce n’est pas son titre de Voiture de route la plus rapide du monde qui semble arranger les choses. Le record est réalisé à Nardo en juin 1992 avec Martin Brundle au volant. Un premier passage atteint 341,6 km/h mais Brundle explique que le moteur est sur le rupteur. Pour un deuxième passage, le régime du rupteur est relevé et les deux pots catalytiques sont enlevés (ils absorbaient environ 60 chevaux). La vitesse maximale est établie à 349,3 km/h. La XJ220 reste à ce jour la Jaguar de route la plus rapide mais elle n’aura pas réussi à atteindre exactement les 220 mph. En plus, ce record ne tiendra pas longtemps puisqu’en août 1993 la McLaren F1 atteindra les 372 km/h sur ce même circuit.
En fin de compte, Jaguar ne produira que 275 XJ220 (plus 6 XJ220-S avec des phares fixes, plusieurs pièces en fibre de carbone et un moteur poussé à 690 chevaux) et elle aura de grandes difficultés à les écouler, le dernier exemplaire étant vendu au rabais en 1997. L’usine de Bloxham arrêtera la fabrication de l’auto en avril 1994 avant d’être transférée à Aston Martin (propriété de Ford à ce moment) pour assurer la construction de la DB7 (ex Jaguar XJ41, quelle ironie…). Après la reprise par Ford, TWR est progressivement reléguée au second plan et la structure JaguarSport est dissoute en 1994. La marque passe à autre chose…
Près de 30 ans plus tard, la XJ220 est encore considérée comme un échec et ne parvient pas à faire lever les prix lors de ventes aux enchères de la même manière que ses concurrentes contemporaines. Mauvais moment, mauvaises décisions… mais n’empêche, quelle gueule
Aparté : la XJ220 du Sultan
Le sultan de Brunei possède la plus belle collection de voitures au monde, dont plusieurs ont été fabriquées sur mesure pour lui. Alors oui, une bonne partie d’entre elles est en train de pourrir dans des entrepôts, mais ceci est une autre histoire. Il est aussi le plus grand admirateur de la XJ220 sur terre. Il en acquerra 18 exemplaires de route et un de compétition.
Il fera également réaliser par le carrossier Pininfarina une version absolument unique. L’extérieur et l’intérieur seront entièrement revus par le maître de Turin. La carrosserie est fabriquée par Coggiola et intègre des phares fixes et un double aileron arrière. Les seules modifications mécaniques sont l’installation d’une assistance de direction et d’une boîte de vitesses séquentielle développée par Williams F1. La XJ220 Speciale a été complétée en 1995 et envoyée à Brunei, où elle réside toujours aujourd’hui.